Reprise de l'écriture de "l'arbre d'oubli",
une saga familiale couvrant 2 siècles d'histoire.
Ayo est enlevé au Dahomey, en 1803, embarqué sur un navire négrier. 210 ans plus tard, James Williams, professeur à la retraite, s'interroge sur son passé. Une enquête l'emmène sur les traces de ses ancêtres, dont un certain Sandy, qui servit le jeune Sam Clemens ( Mark Twain de son nom de plume) à Hannibal, dans le Missouri.
Ouidah/1803
Ils traversèrent de
longues terres inconnues, les poignets et la nuque meurtris par le carcan. Parfois,
les soldats se gavaient de goyaves et de
papayes sous leurs yeux, et l’un d’eux versait de l’eau tiède entre les lèvres
blanchies des prisonniers.
Après trois jours de marche, ils arrivèrent à Ouidah, porte
de l’océan. C’était une après-midi torride, la forêt craquait, les mouches
butinaient le point des yeux.
Autour de la ville s’élevaient trois forts surmontés d’un
drapeau, d’une cloche sinistre et d’un vautour. A côté du pavillon portugais
flottait un drapeau neuf annonçant la présence d’esclaves à vendre. Les soldats
poussèrent les lots dans un cachot puant où rampaient des iules grandes comme
la main. Une trentaine d’hommes y croupissaient déjà, des voleurs pour la
plupart, un assassin, un Prince, et le fils d’un chef.
La joue contre un grillage de bois noir, Ayo regarda le
grand arbre de la cour. Dans l’ombre, un capitaine et ses lieutenants
échangeaient des feuilles de papier. Ils se levèrent soudain pour saluer un
vieillard vêtu de satin et chevauchant une carne grise. C’était le yovogan, ministre
des blancs, patron du commerce des esclaves. Maigre d’avoir perdu le peu
d’humanité qu’il avait dû connaître enfant, il était pourtant apprécié jusqu’aux
déserts. Héros parce qu’il offrait, selon ses propres mots, un fauteuil d’or à la
civilisation.
Ayo observait chaque mouvement, rongé par une peur que
chacun ressentait : celle d’être embarqué sur un bateau où il finirait découpé
et salé pour nourrir les marins.
A l’aurore, un officier vint les mettre debout en quelques beuglements.
Escortés par deux soldats armés de mousquets, ils furent emmenés hors du fort,
croisèrent un missionnaire qui leur sourit avant de prier, la bouche enfouie
dans le creux de ses mains, puis des villageois ivres de rhum. Ils arrivèrent
sur une place où le capitaine les rejoignit, accompagné d’hommes lourds et suants.
A l’écart se trouvaient les enfants nus poussés en grappes, et les femmes au
sexe caché, Yewande parmi elles, qui le vit et leva la tête. Son regard défiait
le monde, il disait qu’on ne perd jamais tout.
Deux hommes poussèrent Ayo sur les planches du comptoir où
déambulaient le négociant et un médecin. Ils vérifièrent que la mâchoire fût
solide, le muscle ferme, le dos droit, l’œil clair. Les instruments de mesure le
scrutèrent, et le regard du Capitaine le transperça. Visiblement, la
marchandise lui plaisait, il épongeait son visage rôti, acquiesçait d’un signe
et claquait des doigts.
D’un coup de chicot sur les cuisses, il fit courir un
garçon de quinze ans qui devait lui sembler fragile, puis ils furent tous
affublés d’une muselière pour le marquage au fer, question d’éviter les cris. Enfin,
on les poussa par lots de trois vers une table où d’autres blancs causaient,
leurs doigts montrant des chiffres.
Enchaînés à nouveau, ils furent entassés dans des baraques,
juste le temps de voir l’horizon, le bleu nuit, un bateau amarré aux voiles
basses, tendu de cordes. Puis rien, la puanteur et les gémissements.