vendredi 12 juillet 2019



Reprise de l'écriture de "l'arbre d'oubli",

une saga familiale couvrant 2 siècles d'histoire. 

Ayo est enlevé au Dahomey, en 1803, embarqué sur un navire négrier. 210 ans plus tard, James Williams, professeur à la retraite, s'interroge sur son passé. Une enquête l'emmène sur les traces de ses ancêtres, dont un certain Sandy, qui servit le jeune Sam Clemens ( Mark Twain de son nom de plume) à Hannibal, dans le Missouri. 

  • extrait

Ouidah/1803



Ils traversèrent de longues terres inconnues, les poignets et la nuque meurtris par le carcan. Parfois,  les soldats se gavaient de goyaves et de papayes sous leurs yeux, et l’un d’eux versait de l’eau tiède entre les lèvres blanchies des prisonniers.

          Après trois jours de marche, ils arrivèrent à Ouidah, porte de l’océan. C’était une après-midi torride, la forêt craquait, les mouches butinaient le point des yeux.

          Autour de la ville s’élevaient trois forts surmontés d’un drapeau, d’une cloche sinistre et d’un vautour. A côté du pavillon portugais flottait un drapeau neuf annonçant la présence d’esclaves à vendre. Les soldats poussèrent les lots dans un cachot puant où rampaient des iules grandes comme la main. Une trentaine d’hommes y croupissaient déjà, des voleurs pour la plupart, un assassin, un Prince, et le fils d’un chef.

          La joue contre un grillage de bois noir, Ayo regarda le grand arbre de la cour. Dans l’ombre, un capitaine et ses lieutenants échangeaient des feuilles de papier. Ils se levèrent soudain pour saluer un vieillard vêtu de satin et chevauchant une carne grise. C’était le yovogan, ministre des blancs, patron du commerce des esclaves. Maigre d’avoir perdu le peu d’humanité qu’il avait dû connaître enfant, il était pourtant apprécié jusqu’aux déserts. Héros parce qu’il offrait, selon ses propres mots, un fauteuil d’or à la civilisation.

          Ayo observait chaque mouvement, rongé par une peur que chacun ressentait : celle d’être embarqué sur un bateau où il finirait découpé et salé pour nourrir les marins.

          A l’aurore, un officier vint les mettre debout en quelques beuglements. Escortés par deux soldats armés de mousquets, ils furent emmenés hors du fort, croisèrent un missionnaire qui leur sourit avant de prier, la bouche enfouie dans le creux de ses mains, puis des villageois ivres de rhum. Ils arrivèrent sur une place où le capitaine les rejoignit, accompagné d’hommes lourds et suants. A l’écart se trouvaient les enfants nus poussés en grappes, et les femmes au sexe caché, Yewande parmi elles, qui le vit et leva la tête. Son regard défiait le monde, il disait qu’on ne perd jamais tout.

          Deux hommes poussèrent Ayo sur les planches du comptoir où déambulaient le négociant et un médecin. Ils vérifièrent que la mâchoire fût solide, le muscle ferme, le dos droit, l’œil clair. Les instruments de mesure le scrutèrent, et le regard du Capitaine le transperça. Visiblement, la marchandise lui plaisait, il épongeait son visage rôti, acquiesçait d’un signe et claquait des doigts.

          D’un coup de chicot sur les cuisses, il fit courir un garçon de quinze ans qui devait lui sembler fragile, puis ils furent tous affublés d’une muselière pour le marquage au fer, question d’éviter les cris. Enfin, on les poussa par lots de trois vers une table où d’autres blancs causaient, leurs doigts montrant des chiffres.

          Enchaînés à nouveau, ils furent entassés dans des baraques, juste le temps de voir l’horizon, le bleu nuit, un bateau amarré aux voiles basses, tendu de cordes. Puis rien, la puanteur et les gémissements.

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