le chemin d'un roman

Août 2011
J'achète sur une brocante un petit meuble belle-époque. Laissant à la vendeuse mes coordonnées pour la livraison, elle dit connaître mon nom par son mari, H.D., un journaliste, primé lors d'un concours. Membre du jury, j'avais préfacé le recueil des textes élus. H.D. est en outre un voisin, à deux rues de Pierreuse.
Au fond du meuble, je trouve un livre sur les prisons. L'ouvrant au hasard, je lis un chapitre consacré aux bagnes pour enfants. Je sais à cet instant qu'un roman pourrait naître, et je veille. Je bouquine aussi, et lis quelques papiers évoquant les prisons pour jeunes en Wallonie.

Hiver 2011-2012
On me parle de Jules Brunin, dont je lis "l'enfer des gosses". Je découvre aussi dans un ouvrage-bilan sur l'assistance publique à Liège, le témoignage d'une ancienne pensionnaire de l'orphelinat de Sainte-Barbe, devenu "le Baloir". Mon histoire commencera en février 1917, deux mois avant les mutineries de la Marne.

Mars 2012
Je revois le journaliste, lui raconte le chemin que son livre, trouvé dans le meuble, trace dans ma tête. Il me parle alors de quelques articles évoquant le sujet, et promet de me les faire parvenir. Pour éviter de me porter malchance, il m'invite à garder le livre, que je me promettais de lui restituer.

5 Avril 2012
Je reçois les articles promis. En soirée, lors d'une rencontre avec Caroline Lamarche, je parle de mon projet à J.P., qui montre à deux pas de nous une dame se trouvant être parente de la dernière directrice de l'orphelinat. Le contact est établi, mais la dame, malade et très âgée, n'est pas en état de me recevoir.

6 avril 2012
La brocante encore. Saint-Pholien cette fois. J'y trouve de formidables documents pouvant m'aider à rencontrer l'esprit et le coeur de Liège dans l'époque qui me concerne.

En janvier 1917, un bateau nommé "atlas V" quitte Liège pour les Pays-Bas. A son bord, 107 passagers. Le bateau transformé en forteresse, blindé, tapissé de tôles, franchira les pièges et les tirs ennemis. C'est de cela que parlaient les Liégeois en ce début d'année.

Premier chapitre écrit, après des heures de lectures et de recherches. C'est la nuit du 3 au 4 janvier 1917. Je vis là, à présent, plus qu'à moitié, dans le sillage du petit Louis et de sa soeur. J'ai inventé leur destin. Déjà, je les aime et ils me guident. Et je vais terriblement bien.

Incipit :  J'aurais pu monter sur le bateau du fou, mais je suis resté couché sur la berge.

Allusion au Titanic, allusion aussi, plus tard, au bateau de l'explorateur Shackleton.

Lectures concernant les enfants et la guerre. Ce mot : les "bochinades". Parmi les jouets de l'époque : un jeu de fléchettes représentant Guillaume II.

J'ai laissé l'écriture me manquer, lu, mangé l'époque, cherché l'esprit. J'entrevois aujourd'hui d'où je viens moi-même, et la vitesse terrible avec laquelle le XXème siècle s'est chargé à la fois de faire grandir l'homme et de détruire les équilibres.

Fin du chapitre 4. Louis est à l'orphelinat. Aux propos du directeur de l'institution, je mêle les termes  retrouvés du directeur de l'orphelinat de Gand, même époque. Froid dans le dos...

- Nous commencerons par le renforcer. Car la faiblesse physique est source de souffrance, et vous savez que la souffrance engendre la paresse et l’ivrognerie.
            Il se releva, nous en fîmes autant, il gonfla le torse.

            - Madame, quand votre fils quittera ces murs, il sera devenu lui-même un instrument de moralisation, il répandra autour de lui les principes d’ordre et de travail, et un père là-haut applaudira son cher enfant.

été 2012
Debout à 6h - 6h30 tous les matins, j'avance vite. La deuxième partie sera achevée avant l'automne. L'engrenage me semble efficace, l'apprentissage de la liberté me rappelle mes 20 ans...

octobre 2012
Troisième partie. Plus laborieuse. Je relis les 2 premières, prends et reprends des notes. J'étais sur le point de faire fausse route, et de traîner dans quelques détails. Attention aussi de ne pas placer à tout prix mes personnages sur le chemin principal sous prétexte qu'ils vivent dans ce roman. Revenir à Paul, à sa destinée.

Il faut aborder la seconde guerre. M'informer le plus possible, prendre le temps nécessaire, et trouver tous les livres utiles. Je vois aussi dans les chanteries de coqs une métaphore. Mais plus la métaphore semble claire, moins il faut en abuser... Enfin, par le biais du marin boucher, qui sera longtemps le guide et le porteur de rêve, j'évoque le bagne pour enfant de Belle-île-en-mer.

Janvier 2013
Sale temps, sale période. Incapable d'écrire. La mélancolie dans l'encrier, ce n'est rien, ça peut servir, mais là, j'ai un tunnel à franchir. Soit. J'écris la poésie qui existe déjà, et relis quelques épreuves, me décide à envoyer "les sept meurtrières du visage" à Luce Wilquin.

Février 2013
Luce accepte le manuscrit. Cela me remotive. " Du Luc Baba et du meilleur", dit-elle. Dans les périodes un peu sombres, c'est un peu de baume... Plus rien écrit, mais trouvé des ouvrages indispensables sur la vie des liégeois pendant la guerre et au moment de la libération. Toile de fond. Je vais attendre que tout cela me devienne familier avant de poursuivre le travail d'écriture. Revenir à d'autres textes.

Nouveau roman commencé, sur le droit de s'en foutre. Et nouveau livre pour enfant sur le thème de l'aid. Plus facile de commencer de nouveaux textes que de reprendre le fil d'un roman délaissé. Je reviendrai à mes orphelins quand j'aurai moins d'activités énergivores.

Juin 2013
Depuis quelques jours, je revis au rythme d'Elephant Island. Le dernier chapitre est écrit, comme une cible. Il  se devait d'être taillé dans l'espérance, de refuser rancoeur et nostalgie. Il m'a fallu de nombreuses lectures encore avant de trouver un fil tissé d'évidences. Entre l'Institut de Ciney, la résistance, les bombardements alliés sur Namur. Et le petit Jules.
La solitude et le temps ouvert, la lumière dès l'aube, le café, et l'encrier. Je finis au début de l'été la plupart de mes romans. Peut-être pour ne pas avoir froid.

Juillet 2013
Luc Pire me commande un roman policier pour la fin du mois d'août. Je laisse tout en marge, les autres textes, le repos, la méditation, et je me mets au boulot. Debout à 6h, j'écris chez moi jusqu'à 9h, puis en terrasse en fin de matinée, place du Marché, à la Toccata surtout.

Fin août
Le Mystère Curtius. Tout est bouclé, tout un roman, en 4 petiets semains, mais j'ai tant écrit que je me mets au dessin, sans grand talent, mais je suis resté immergé si longtemps, la tête dans l'encrier... J'ouvre à nouveau les pages d'Elephant Island, mais je me sens un peu perdu, et me contente de relire, de corriger ici et là.

Octobre
Les derniers chapitres. J'avais laissé pour cela le temps grand ouvert. Et je pose le point final à la veille de la reprise des cours. En trempant la plume dans la tasse de café. Distraction moins sérieuse que si j'avais bu à l'encrier. Boire à l'encrier... L'impression d'achever mon premier roman, d'avoir appris à écrire un peu. Les prochaines nouvelles viendront des éditeurs.

Juin 2014

Sans nouvelles de Belfond, j'envoie le manuscrit chez Mijade.

Des nouvelles déjà, un mail plus qu'enthousiaste. Je n'attendais pas cela si tôt, relance Magali Brenon,  Belfond reste mon premier choix.

"Epoustouflant". La fête est proche... Tout ce travail, et cet immense bonheur d'écrire, cette urgence du partage, aussi. Que des gens sachent, les jours et les nuits de l'histoire de l'enfance. Il m'a fallu écrire ce livre pour aimer l'enfant que je fus.