samedi 16 juin 2018


         

        Une nouvelle en cadeau. Je me suis plu à imaginer un monde où la littérature occuperait la place du foot, et réciproquement.   


        Le foot est mort, vive le foot !




On a perdu, hier soir. L’équipe était déforcée. Le banc ? Il est vide. Pas de remplaçants. Ils se sont reconvertis.

          - Les ailes ! criaient Jos, l’entraîneur. Vous ne jouez pas sur les ailes !

          - Ben non, j’ai fait. On nous les a piétinées, nos ailes.

          - Putain, je veux pas de poésie dans mon stade, OK ?

          Je suis l’ailier gauche. Enfin, gauche en première mi-temps, droite en seconde. On n’a pas les moyens de se déployer.

          Je suis ailier depuis l’âge de huit ans. Le Père-Noël aurait mieux fait de m’apporter un stylo, au lieu de poser un ballon sous le sapin.

          Hier, on a eu vingt-trois supporters. Bon, on a connu des stades vides.

          Dans le vestiaire, Jos a dit :

          - Je vais écrire à la presse.

          - Encore ? a soupiré Ben, le défenseur.

          - Et vous allez signer, tous.

          - Ouais, j’ai dit. On signe. Mais faut arrêter de raconter les souvenirs. Les journalistes, ça les intéresse pas.

          Tout le monde connait l’histoire. Du temps de mon père, les stades de Première Division étaient couverts de monde, les shorts n’étaient pas recousus par le gardien du stade, on tondait les pelouses avec des machines, pas avec des moutons.

          Le monde a changé trop vite, et les journaux s’en fouettent le rouleau d’imprimerie. Le sport n’a plus la cote. Le foot, surtout. Le scandale des maillots fabriqués par des gamins du Bengladesh et vendus à prix d’or, ça n’a pas servi notre cause, évidemment. Mais c’est pas la seule raison. Les mouvements de développement personnel, ça n’a pas servi les sports d’équipe.

Dans la presse écrite, on a droit à un quart de colonne le lundi entre la météo et l’horoscope. Et sur Internet, tu trouves des photos de foot en tapant « sport-vintage ».

          Il n’y en a que pour les livres. Ils font la Une un jour sur deux. Avec photos, paris, commentaires, classement des libraires. Sans compter les suppléments et les éditions spéciales. Pareil à la télé. « Nobel zannées », en prime time. « Bouquin câlin », tous les dimanches matins. A neuf heures, ma femme est debout.

          - On décernait le Prix Jean Balot du troisième roman des moins de trente ans, hier. Tu ne sais pas qui l’a reçu ?

          - Non, je sais pas.

          - J’espère qu’ils vont en parler.

          - Ouais, par contre ils ont dit aux infos que le Qatar venait de racheter les éditions « Goûte-le-verbe », à Siméon.

          - Ah bon ? Le Qatar ?

          - Comme je te le dis.

          - Chouette. C’est vrai qu’ils ont une bonne académie, à Siméon.

          - Et alors ?

          - Rien.

- C’est de la poésie, non, qu’ils publient ?

          - Oui. Le mois dernier, ils ont racheté un poète belge pour trente millions d’euros.

          - Ça me fait gerber, j’ai dit. Quand je pense qu’on doit se contenter de cinquante euros par match. Et qu’on ne peut plus jouer qu’à sept contre sept, comme des nains. C’est simple, je serais incapable de te citer plus de cinq footballeurs qui vivent de leur ballon dans ce pays.

          - Je sais que c’est difficile, mais il ne faut pas perdre la petite flamme, chou.

          La petite flamme. Je me suis senti triste, quand elle m’a dit ça. Mais triste ! Et ça m’a fait penser qu’à Lyon, ils s’éclairent à la bougie.

          J’ai de la chance d’avoir une femme qui accepte mon mode de vie. Franchement, c’est rare.

          - Tu sais ce qu’il m’a dit, Michel ? je lui ai demandé, à ma femme. Il a dit : « Mec, pourquoi tu tentes pas ta chance à Paris ? »

          - Il a dit ça ?

          - Comme je te le dis.

          - C’est bien, Paris ?

          - Bah. Tu sais, depuis que le Parc Des Princes est une librairie, ils jouent sur un terrain en cendrée dans la banlieue… Faut pas trop appuyer sur le mythe, non plus.

          - Et c’est qui, Michel ?

          - Un nouvelliste.

          - Waw, tu connais un nouvelliste ? Meeeerde ! La chance ! Pourquoi tu ne me l’as jamais dit ?

          J’ai haussé les épaules et fait semblant d’être fier. Pourquoi je lui ai jamais dit ? Et quoi ? Je devrais le lui présenter, aussi ? Présente un écrivain à ta femme, vas-y, si t’as envie qu’elle se barre, vas-y.

          En plus, elle est jolie, la mienne. C’est vrai. Mais les écrivains, ils plaisent aux jolies femmes. Si tu veux voir une brochette de biches, tu traverses un salon littéraire. Il faut voir les auteurs en interview, là-bas, devant les panneaux publicitaires. Et faut les voir en dédicace, foulard de soie sur le cou plein de rougeurs, le veston ouvert sur le portefeuille, la Porsche au parking.

          J’ai calculé que pour gagner en une vie le même pactole que celui d’un écrivain moyen, j’aurais dû commencer le foot au Moyen-Age.

          Dans les salons, les filles chassent le riche. Pourtant c’est le foot qu’elles regardent chez elles, souvent, pendant que l’homme rédige.

          On commence aussi à parler d’écriture féminine. Bon je trouve ça cool. Ce n’est pas la même qualité de style, mais je trouve pas mal que les mentalités évoluent. C’est prometteur, quoi. Le foot féminin a montré l’exemple, il y a un bail, déjà.

          Dans les écoles, ça commence à clignoter un peu. « Oui, l’exercice physique, après tout, pourquoi pas ? Oui, c’est vrai. » A Bruxelles, ils ont remplacé un hall d’écriture par une cour de récréation avec un petit goal. Au début, les enfants se couchaient dans le goal pour réciter des sonnets, mais certains commencent à apprécier le ballon. Le directeur les a autorisés à couvrir le cuir d’aphorismes. C’est bien vu, pédagogiquement. Et les poteaux des buts sont peints en tranches de livres.

          Le vocabulaire s’adapte aussi. On commence à parler de chapitres au lieu de parler de mi-temps. Les lignes médianes, c’est les tranches. Et pour le point de pénalty, on dit juste le point. On dit « dans la marge » au lieu de dire « hors-jeu ». Une « bonne lecture du jeu », ça se disait déjà dans le temps, je crois.

          Alors, attention, je ne veux pas qu’on pense que je suis jaloux des écrivains. Quand je regarde leur forme, leur corps soit trop gras, soit rachitique, je ne vois aucune raison de me plaindre. D’accord ils ont de l’argent et un crâne bien rempli, et de la culture à revendre, ce qu’ils ne se privent pas de faire, mais les pattes de héron sur un corps de blaireau, moi ça ne me fait pas cligner des yeux. Sans compter ce que coûte à la sécurité sociale la santé de ces misérables tous plus ou moins rongés par le tabac, l’alcool et le café.

          On le sait bien, pourtant, que le dopage diminue l’espérance de vie.

          Ce que je dis là, c’est qu’une société doit savoir ce qu’elle veut. Par exemple, fermer les yeux sur le scandale des auteurs béninois, je comprends pas. Des passeurs leurs vident la hutte en leur faisant miroiter de gros éditeurs suisses, mais ils se retrouvent sans papiers, si je peux dire, sur la touche, avec leur roman inachevé.

          Bon, je m’étais assis pour essayer de faire un livre aussi, mais tout ce que j’arrive à écrire, c’est ma colère et mon dégoût. Et ça n’intéresse pas les éditeurs. Alors c’est mon premier et mon dernier texte.

          Il faudra que je me trouve un vrai métier, vu que je suis menacé de sanctions par l’office du travail.

          - Alors, monsieur, qu’est-ce que vous mettez en place pour trouver du boulot ?

          - Ecoutez, je suis sportif de haut niveau. Le ballon, c’est mon identité, et…

          - Oui, ce n’est pas ma question.

          - D’accord, mais pourquoi les écrivains de haut niveau sont engagés par l’Etat, pendant que moi…

          - Vous… Vous avez songé à l’enseignement ? De nombreux joueurs de football sont également professeurs de gymnastique.

          Mais non, ça ne me tente, pas, merci ! L’hiver dernier, j’ai envoyé des enregistrements de passes et de dribles aux entraîneurs qataris et islandais, qui sont les deux pays majeurs du foot aujourd’hui. Un an de travail et de montage. Mais quand je recevais une réponse, c’était toujours le même refrain :

          Nous vous remercions de la confiance que vous nous accordez. Nous avons apprécié vos passes, malheureusement vos tirs au but ne correspondent pas à notre ligne d’attaque. En vous souhaitant bonne chance dans vos démarches, bla bla bla.

          Je continuerai. J’en enverrai d’autres, jusqu’à l’usure. Là, je vais jongler un peu avant que ma femme ne rentre du boulot. Depuis qu’elle dirige l’entreprise de sa mère, on se voit pas beaucoup. Et là, c’est la période des Prix. Ce soir, les grands écrans fleurissent partout sur les places des grandes villes. On décerne le Nobel. Le favori est espagnol, ça promet des défilés de voitures et de klaxons jusqu’aux petites heures. L’année dernière, c’était un Italien. Il fallait voir le boulevard, la foule, les bras arborant un livre aux couleurs du pays. On a même vu des jeunes torse-nu sur des capots de voiture. Ils récitaient des paragraphes entiers au porte-voix sous les clameurs de la foule en liesse.

          Il y a une poignée d’extrémistes, parmi eux. Des bookigans, on les appelle. C’est à ceux-là aussi qu’on doit la révolution des Lettres. Ils ont détruit par le feu des ballons sur les places, et des chaussures à crampons. Après ça, les campagnes de lecturisation, ça cartonnait.

          Il y a eu des manifs, un moment, parce qu’on a vu des Indiens sortir des bois pour condamner la destruction de leurs terres pillées pour leurs arbres de qualité qui donnent un papier parfait. Mais maintenant tout est recyclé.

          La semaine prochaine, on remet la Plume d’or, et la Plume d’ébène pour le meilleur écrivain black publié chez un éditeur belge. J’ose plus allumer ma télé.

          Bon. Entraînement dans la cour, question d’oublier un peu ces débauches intellos. Il faut huiler les plumes de l’aile, plumes de manchot, pour la beauté du geste. Il faut continuer d’aimer la sphère de cuir, le partage de la boue, de la grêle, des sueurs gaspillées. 

Ça va me faire du bien, de faire des passes au mur.

Dimanche, après le match, promis, j’aiderai le gamin à rédiger son travail de fin d’études : le romantisme dans le football post-moderne.

Mais je ne sais pas si je dois en rire ou en pleurer.

Le foot est mort. Vive le foot !

         

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