mardi 22 février 2011

Extrait de la nouvelle parue dans "suivez-mon regard",
recueil dirigé par Armel Job et Christian Libens

Le petit rouge de Liège

Il y avait deux coiffeurs dans le bas de la rue, autour du café des Italiens : Jean le coiffeur, et Joseph le coiffeur. Il faut que je t’en parle, de cette rue. Elle commence dans l’ombre du Palais, et finit là-haut entre jardins et verger. Une rue qui monte aussi fort, tu vois, c’est un pays à elle toute seule, ou une montagne, avec sa vallée qui gronde comme un chien couché sur la pierre, et dans les pierres, il y a l’Histoire, et puis tu as les premiers pavés. Ces pavés-là, ils te font boiter dans le tournant à t’en déformer les genoux. Plus haut, ça monte droit, les jardins s’élargissent, et jusqu’à la ferme de la Vache, ça va, on monte à pieds sans se dégrafer les poumons. Après ça, il y a la chapelle, et le Christ en croix déployé qui disait « Oh, c’est pas le Golgotha, non ? Respire, gamin ! » Enfin tu as la grosse épaule de la rue, et là, c’est vert de trois façons : la prairie, avec son troupeau sous les pommiers, le parc bien comme il faut pour prendre l’air autour de l’hôpital, et les jardins communaux sur le flanc.
La vie, c’était surtout en bas, tu t’en doutes. C’est là qu’on ragote, qu’on sait que la femme de chose est malade de la tête, et que le vieux voisin qui parle comme toute la Sicile commence à se taire bizarrement.
Je te parle de tout ça, c’était du temps où mon père était l’un de ces gosses, un de ceux qui poussaient le vieux à vélo. Le vieux, il arrivait en criant : « Allez, les enfants ! » Et ils venaient le pousser au dos, en bons petits Simons de Cyrène. Tout ça pour dire que c’était il y a longtemps.
Un jour, Jean le coiffeur et Joseph le coiffeur, ils ont arrêté de coiffer, et ils sont morts presque juste après, c’est normal. Je veux dire, ils s’ennuyaient tellement qu’ils s’asseyaient tout le temps, on peut mourir de ça.